Rencontre avec Claude Sicre.

Propos recueillis par Jacme Gaudàs.

Du Trad et des Trobs

Musicien de quartier, ingénieur en folklore, musicologue, improvisateur, pionnier des Conversations Socratiques, des repas de quartier et du Forum des Langues, écrivain (son livre "Vive l'AmericKe", ouvrage majeur, devrait être entre toutes les mains de tous les musiciens français), théoriste culturel, grand úuvrier de la décentralisation culturelle, anti-centraliste, occitaniste, fondateur de la Linha Imaginòt, Claude Sicre est tout ça à la fois et même plus. Depuis plus de 20 ans de combat au plus haut niveau, il mène, avec les habitants de son quartier Arnaud Bernard, à Toulouse, mille actions, fait venir des écrivains, des acteurs, des conteurs, des musiciens du monde entier (et cela sans pratiquement aucune aide officielle). Du bal musette au rap, il fédère les énergies, toutes les actions mises en chantier, par ce grand confusioniste, sont incontournables et si toutes les télés, la presse écrite, les radios nationales et internationales se déplacent pour le rencontrer au travers de ses écrits, ses idées, ou ses actions, c'est qu'il doit bien avoir, pour eux, donc pour nous, quelque chose d'essentiel, de novateur dans sa démarche d'inventeur, de trouveur. Comme il se plaît à le répéter," à Arnaud Bernard nous recevons le monde, d'Arnaud Bernard nous parlons au monde."

Entre deux concerts de Fabulous Trobadors et une conférence sur le pourquoi de la culture occitane, Docteur Cachou, alias Claude Sicre, range aussi les chaises et les tables à la fin du repas de quartier, et achève la correction de son prochain livre, "Chronique dels happy jours in Toulouse Francia" à paraître à la fin de l'année. Claude Sicre, s'il n'existait pas, je ne suis pas certain que l'on puisse l'inventer.

En France aujourd'hui on parle de Musique Actuelle, Musique Acoustique, Musique Amplifiée, Musique Traditionnelle, j'ai l'impression qu'il y a une grande confusion... Comment pourrait on séparer les genres, si genres il y a ?

Claude Sicre : Déjà au début des années 80, au Ministère, ils parlaient de "musique trad", l'état avait un louable souci, qu'il a toujours, de faire quelque chose pour la musique populaire en général... Avec Maurice Fleuret a commencé une vrai politique concertée. Mais qu'a-t-on constaté, sur la longueur ? Que la France raisonne toujours par le haut, par le centre, et qu'elle se dépêche d'enfermer la réalité dans des catégories abstraites au lieu d'aider le terrain à forger des concepts, des stratégies... J'ai mauvaise grâce à dire ça, puisque ce qui m'a aidé à penser, c'est une bourse que nous a donné B. Lortat-Jacob (1), en 1982, à Xavier Vidal et moi, pour venir nous former en ethnomusicologie du Musée des A.T.P. et au Musée de l'Homme...

Que serait une politique "généreusement" efficace ?

C. S. : Comme pour nombre d'autres problèmes français en matière de culture, la solution est décentralisatrice. Et anti-régionaliste, je m'expliquerai. On ne peut pas imaginer une politique globale dans ses détails qui soit valable partout et pour tous. La seule politique globale, nationale, en matière de culture, et donc de musique, devrait être d'aider à la pluralisation infinie des solutions. Le seul souci de l'administration devrait être de tout faire pour ne rien encadrer, structurer, pour ne pas gêner les aventures multiformes qui naissent dans chaque "foyer" de musique, ville, "pays", communauté culturelle, quartier, expérience de groupe, c'est à dire, en positif, pour protéger leurs arrières. Contre la tendance, présente partout (institutions, múurs, médias...) à la réduction au Même (économique, ethnologique, sociologique...). Contre les abstractions, qui ont des effets concrets, pervers et en chaîne. On nous parle aujourd'hui de "musiques actuelles", qu'est-ce-qu'une musique inactuelle ? La vie musicale souffre de ces abstractions, et des politiques qui s'ensuivent, car elles deviennent une seconde nature, et des musiciens, sans s'en rendre compte, alignent leurs pratiques sur des critères administrativo-politiques qu'ils prennent pour la vérité, aussi invisible que l'air... Il y a des gens qui croient qu'existe REELLEMENT quelque chose qui s'appelle "musique trad", comme si ce n'était pas un CERTAIN découpage du réel... Dans chaque foyer, ce qui importe c'est comment, dans et à travers la musique, on met en relation, on articule, ce que l'on sait du mouvement du monde (enjeux nationaux, internationaux) et ce qui nous entoure quotidiennement, la vie de quartier ou de village, les autre aventures culturelles vécues à côté de nous, tous les problèmes vus et vécus de près, ceux de votre public et les vôtres, et comment on invente des solutions dans la musique, c'est ça l'identité, et ça ne peut-être que pluriel, et toujours à repenser... A la base.

Enfermer la musique dans des catégories abstraites, d'en haut, c'est aussi l'enfermer dans sa réalité concrète, c'est couper les musiciens les uns des autres, par genres mal définis, au lieu qu'il faudrait prendre conscience de l'existence de ces foyers et construire une politique autour d'eux...

La politique de la musique ne peut pas venir d'en haut...

C.S. : La plupart des gens qui s'occupent de la musique en France, politiques, critiques, associatifs, ethnomusicologues et avant tous les musiciens, sentent bien ce qui ne va pas mais n'ont pas fait le diagnostic de notre maladie : pourquoi la musique populaire pratiquée publiquement par des amateurs ou des semi-pros, la musique de convivialité familiale, de voisinage, de loisir est-elle si peu développée en France ? Pourquoi sommes-nous obligés, en majorité, de prendre notre folklore dans d'autres pays ? Il faut à la fois étudier notre histoire et aller voir ce qui ce passe ailleurs, en Afrique, en Orient, en Asie, aux USA, en Amérique du Sud, et alors on comprendra quelle politique il faut mettre en place... car il y quand même une apparente contradiction : la France est le pays où un Ministère de la Culture s'emploie le plus généreusement à promouvoir les musiques, où les musiciens professionnels sont les mieux protégés, ne serait-ce que par leurs droits en matière de chômage, et notre folklore est au plus bas...

Comment en est on arrivé à faire que le mot folklore, en France, soit presque toujours utilisé pour désigner quelque chose de complètement passéiste, pour ne pas dire ringard.

C.S. : Une longue histoire, celle du mépris du peuple. Monarchistes et républicains, droites et gauches confondus. Le folklore, c'est l'apport anonyme, quotidien, sans cesse réinventé, du peuple, dans sa pluralité, à la culture. Qui s'ajuste à toutes les situations, qui répond au savant, qui puise partout pour remplir son rôle.

Culture populaire ?

C.S.: Non, une culture c'est justement l'interaction du savant et de l'anonyme. C'est quand cette interaction ne se fait plus qu'on invente ces fausses notions de culture populaire et de culture savante. Binarisme paralysant. Comme celui qui oppose la tradition à la modernité, le rural à l'urbain, la forme et le contenu. Idéologie de cuistre.

De la non-démocratie culturelle en France.

 

Quelles en sont les principales raisons ?

C.S. : La France a commencé à assassiner son folklore musical (et d'autres) au XVII ème siècle. Versailles. Les musiciens savants sont attirés à la Cour, Lully obtient droit de vie et de mort musicale sur tous. Jamais nulle part on n'a connu un tel centralisme. Et d'ailleurs je dirai que pour moi, la Fête de la Musique, trois siècles après, procède de la même politique, on en reparlera, je le démontrerai. Le centralisme a eu pour effet de couper la musique savante d'une de ses sources de renouvellement- et d'un de ses repoussoirs, mais on ne crée que contre des repoussoirs- les plus importants, le folklore musical rural et villageois, et de couper ce folklore des apports savants, qui étaient une source importante de son évolution... Posez-vous la question, en passant, et parmi mille autres, pourquoi pas d'instruments à cordes pincées dans le folklore rural français ? La musique savante française, ne prenant plus ses modèles qu'à l'extérieur ou dans son fonds ancien, ne pouvant donc que très mal les rapporter à une plurifonctionnalité de base, a fini par s'isoler dans l'esthétisme spéculatif et le pompier, contre lequel triomphe depuis cinquante ans l'esthétisme conceptuel et technologique. Ce siècle finit avec Boulez. Ailleurs, là où ça marche, la musique savante et le folklore musical sont en perpétuelle interaction l'un sur l'autre...

Revenons à la France, comment cela se passe-t-il après Lully ?

C.S. : Avec la Révolution, le mot d'ordre est : éduquer le peuple, le hisser jusqu'à la lumière des grandes úuvres, des hautes réflexions. Contre le règne des superstitions et des particularismes. Excellent programme. Mais il y a un revers à la médaille : en voulant arracher les mauvaises herbes, on a tout arraché, on a dispersé le terreau, on a desséché le sol, on a tué la vie dans ses sources plurielles et multifonctionnelles, dans ses assises complexes Pis, on a fait ça depuis le haut, depuis le centre, en service commandé, de l'Empereur ou des ministères jusqu'à la base, par une série de relais condescendants. Ainsi on a habitué le peuple à se méfier de lui-même, de son organisation et de ses productions "spontanées", on l'a habitué à tout espérer d'en haut. Les ploucs savent alors qu'il n'est de bon bec qu'à Paris, et n'ont pas à débattre de quoi que ce soit. Tout doit être repensé dans les hautes sphères. Et en français, manière de couper la langue au peuple, pour finir de lui enlever la parole. La République, très progressiste en ce sens qu'elle veut permettre à tous d'accéder aux valeurs de l'élite, ne se rend pas compte que ce faisant comme elle le fait, elle donne aux élites un pouvoir considérable et sans partage sur le peuple. Sans contre-pouvoir. Le peuple ne peut plus discuter ces valeurs en les confrontant à ses propres réalités. Ne peut plus inventer. En ce sens, et en cette matière, la République est antidémocratique. Aujourd'hui elle aimerait bien l'être mais elle ne peut plus, elle ne sait plus, parce qu'elle a cassé tous les fils...

Lien direct avec la musique : l'éradication des "patois". Mais allez voir en Afrique, en Inde, partout, comment se transmet la musique. Par les comptines, les petites chansonnettes de circonstances pour apprendre à parler, compter, sauter, danser, c'est là que ce fait l'éducation au rythme et à la mélodie. Transmis par les chants et par les grands-parents, la famille élargie, le voisinage. Lorsqu'on explique aux grands-parents qu'il ne faut plus parler "patois" aux enfants, cela meurt. Et puis il y a aussi l'apprentissage dans toutes les circonstances ordinaires ou extraordinaires de l'année. La plupart des fêtes sont liées à la religion, rites, procession, carnavals, etc, souvent d'origine païenne et christianisée. L'élite ne voit que superstitions dans les chants religieux, elle ne voit pas le chant. Et mépris de tous les instruments "rudimentaires", dans sa folie rationaliste. La musique folklorique se meurt peu à peu, coupée de ses fonctions les plus vivantes, il faut la remplacer, il y aura les sociétés musicales, plus tard les écoles de musique, tant mieux, mais tout cela est fortement réducteur... tiens par exemple regarde la musique dont se servaient les chanteurs populaires au XIXème siècle, les timbres pompiers sous-produits de la musique savante, ou compare celle des chanteurs français des années 1930-1940 avec celle de Woody Guthrie...

Et dans cette logique, il y a plus tard la tentative, vaine et ridicule, de refaire un folklore par le haut, par l'école (voir le succès de l'éducation musicale scolaire...)... Je vais vite, quelques siècles et plein de thèmes en quelques phrases, on va me dire "et ça, et ça ?" , je voudrais bien entrer dans les détails, mais ce serait trop long...

De l'ethnomusicologie française.

Pourquoi tout cela est si mal connu ?

C.S. : Il y a beaucoup d'études de terrain, d'études ethnographiques, je dirais, mais peu qui embrassent, en même temps, l'histoire de l'idéologie française. Pour différentes raisons, notre histoire coloniale, le centralisme, raisons profondes, mais aussi raisons plus ponctuelles, celles qui ont fait la politique du musée des A.T.P. ces cinquante dernières années, ceux qui pouvaient jouer ce rôle, les chercheurs, sont allés étudier ailleurs, très peu en France. Mais, ce faisant, l'ethnomusicologie française s'est diminuée. Car un français qui va étudier la musique en Afrique y va avec une pensée française et une idée française de la musique qu'il a renoncé à approfondir en France, dans l'étude de l'histoire des musiques en France. Qui seule pouvait lui permettre de remettre en question ses a-priori. Ses fondamentaux. Renonçant du même coup, sans le savoir, à ce que l'ethnomusicologie française porte sa pierre, son rocher aux sciences humaines en général. Qui en France, depuis trente ans, souffrent d'une dérive spectaculaire, avec le structuralisme et les --ismes de salons, que tous les gens hypercompétents qui gravitent autour du Musée de l'Homme avec des vraies études de terrain auraient pu empêcher. Tout est lié. Comprendre ce qui s'est joué dans la musique populaire en France, au XIXème siècle, c'est apporter, pour l'explication par exemple de l'affaire Dreyfus, et plus tard de Vichy, des lueurs qu'aucune autre étude ne peut porter. C'est le drame de l'ethnomusicologie française, ça, les meilleurs ont eu peur du terrain français... Et d'un autre côté, les folkloristes locaux, plus tard les collecteurs, ont eu, eux, le plus souvent peur de la théorisation. Qu'ils laissent à Paris et aux universitaires. Là-aussi il y a démission. En me lisant, ils diront "oh ça, c'est intello, ça ne nous concerne pas..." Justement ça ne parle que d'eux, et des déterminations qui les font agir. Mieux vaut les connaître pour les dominer. Lisez Meschonnic et Castan. Je suis moi-même autodidacte. Faut se donner du mal. Et rien n'est innocent, on ne peut pas se réfugier dans l'artistique, "je joue et basta". On est souvent plus joué qu'on ne joue, dans la musique...

Du Folklorique

Tu parles de folklore. Le terme est piégé. Comment te situes-tu par rapport aux groupes folkloriques ?

C.S. : Que les groupes folkloriques aient été souvent pris en main par des notables pour jouer un rôle de représentation provincialisante, passéiste, celui d'un âge d'or mythique d'une ruralité tout aussi mythique, c'est une certitude. Mais le peuple, dans sa pluralité, s'est souvent raccroché à ça pour de bonnes raisons, parce que c'est tout ce qui lui restait comme trace de son histoire, comme pouvoir de l'illustrer. Face à ce problème, il y avait deux attitudes possibles. La mauvaise, celle d'une gauche républicaine rationaliste et sûre d'elle-même, plus tard celle du gauchisme-folk, a été celle de la critique, certes nécessaire, mais sans offrir de choix là où il fallait le faire. La condamnation, l'exclusion. Attitude condescendante. Conséquence, dans les années 1970-1980 : festivals folkloriques présentant des spectacles de plus en plus figés devant un très large public populaire, par ailleurs des folkeux en panne de ce même public. Je ne sais pas où cela en est aujourd'hui. Mais ce que je sais, c'est que la bonne attitude est toujours celle de la pédagogie. A la base. Dans les groupes ou autour. Certains folkeux ont essayé, certains ont renoncé parce que bien sûr c'est difficile, certains essayent encore, et j'ai entendu dire qu'en Bretagne certains ont réussi. Chapeau ! Derrière le mouvement des groupes folkloriques, il y a un peuple en attente, déboussolé, qui attend que les élites démocratiques l'aident à se repérer... Tout ceux qui depuis cinquante ans ont employé le mot folklore dans un sens négatif ont prouvé qu'ils n'ont rien compris à la France, à la démocratie et à la pluralité culturelle... tu sais les premiers festivals où il y avait des musiques "ethniques", comme dit l'ethnomusicologie, étaient des festivals des groupes folkloriques, bien avant le mouvement trad et les subventions. C'était souvent guindé, présenté de façon figée, mais on pouvait y voir des choses... J'ai connu, à la fin des années soixante-dix, un groupe folklorique de Penne d'Agenais qui avait invité des Africains, tous logés chez des paysans qui sont allés eux aussi en Afrique, merveilleux échanges à la base... Je vais finir pour la France : elle est restée un siècle et demi au Maghreb et en Afrique Noire, et qu'a-t-elle rapporté, sinon un "tam-tam" (mot qui n'existe dans aucune langue africaine, d'après Rouget) à accrocher dans un coin du salon ? Echanges musicaux ? Où ça, quand ça ? Tout ce que la France a su faire, c'est faire chanter "Frère Jacques" dans toutes ses colonies.

Ce qui a été oublié d'être fait, comme tu viens de le dire, semble avoir eu de telles conséquences qu'aujourd'hui on parle d'exception culturelle ?

C.S. : Quand on parle de musique populaire, moi je parle de musique folklorique, en dehors de toute évocation de ses fonctions, on n'y comprend plus rien.

Et il y a des dangers : celui de l'identitarisme, régionaliste ou nationaliste, celui du provincialisme, celui enfin de l'universalisme pseudo-cosmopolite, qui est en fait nationaliste français... Si, à un moment donné, c'est parce que des musiques sont corses, bretonnes, occitanes... (il faudrait définir ce que ça signifie...) qu'elles permettent de refaire ou d'inventer des solidarités, des liens entre générations, comme le fest-noz breton par exemple, des liens avec des exclus, en un mot de faire participer le plus grand nombre, dans sa pluralité, à la célébration en pratique des plus hautes valeurs, alors l'identité se confond avec la fonctionnalité... Je ne cache pas mes a-priori, ma philosophie est celle du radicalement démocratique et du radicalement pluraliste... Le nationalisme, lui, ne retient que le pluralisme à son profit, masque de l'unitarisme, et oublie la fonctionnalité et la démocratie. Musiques qui ne sont plus que des drapeaux.

Il y a un autre mythe, celui du métissage...

C. S. : Métissages-collages, une vielle ou une cornemuse avec un djembé ou les platines d'un D'J, plus un souffleur de jazz, beaucoup de subventions, des résidences artistiques, un discours anti-raciste et vogue la galère. Du vent. Un souci français, celui de ne pas paraître ringard, qui rencontre parfois un souci régionaliste : "attention on n'est pas fermé". Un métissage, ça se fait sur une longue durée de peuple à peuple, dans des fonctions multiples. Là la fonction est purement emblématique. Et derrière la pseudo-ouverture, que retrouve-t-on ; l'universalisme abstrait, masque du nationalisme français. Illusions dangereuses, dans lesquelles s'engluent souvent les institutions. Parce qu'elles ne voient pas les solutions, qui sont à long terme, et qu'elles sont pressées de mettre leur nom sur des projets... la solution, ce sont les folklores, c'est-à-dire l'élaboration et l'invention à la base, dans la pluralité des participants (âges, origines, horizons) de codes créant une communauté capable de répondre aux problèmes de l'époque... Parlons des fonctions, je vais te donner un exemple, un festival, il y a dans la même soirée du rock, du rap ou du ragga, un chanteur français à texte, un guitariste virtuose de la bossa- nova et un groupe berbère. Après les concerts, repas tous ensemble avec des copains dans une grande salle de restaurant. Que se passe-t-il ? Après le deuxième plat, les Berbères sont debout, et font danser les gens, qui tapent dans les mains ou sur la table, reprennent le refrain. Les rockers n'ont pas l'électricité, le rapeur n'a pas as machine, le chanteur français faut suivre le texte y a trop de bruit, le virtuose épate deux minettes dans un coin en râlant contre le vacarme, et les Fabulous, avec leurs deux tambourins, rejoignent les Berbères... Ca nous est arrivé maintes fois. Question d'acoustique contre amplification ? Pas seulement. Je connais des groupes acoustiques qui ennuieraient tout le monde. Non, c'est folklore contre tout le reste. Musiques élaborées, par beaucoup et dans un temps long, pour faire participer le plus grand nombre partout et de la façon la plus active. Ce que je veux dire, c'est que la France manque cruellement partout, et tous les jours, de musique trads, je veux dire de folklore... Non pas qu'elle manque de musiciens "trads", il y en a plein d'excellents, authentiquement en recherche, généreux et ouverts, partout, en Bretagne, dans le Centre, le Sud, partout, mais la coupure historique a été si violente et si profonde que c'est très difficile aujourd'hui de tout refaire... C'est un big défi, à relever avec enthousiasme, et je vois un grand avenir à tous les musiciens trads de France...

Tout à l'heure tu décriais la Fête de la Musique, pourtant aujourd'hui elle est devenue européenne et mondiale...

C.S. : Là tu prends la propagande de Lang pour la vérité... c'est un échec partout, et en France, un succès pour l'animation nocturne de rues, mais un échec pour la musique, confusion entre musiques de rue et musique dans la rue, qui n'a aucune conséquence pour la musique sur le reste de l'année, et qui entretient des mythes. L'unitarisme. Le contraire du folklore, de la pluralisation des circonstances, des fonctionnalités, des aventures... J'ai déjà beaucoup parlé de ça ailleurs, on pourra le lire dans un livre que je vais publier, recueil d'articles et d'entrevues, je cherche un éditeur...

Ton travail musical, depuis le début, a été justement de repenser la musique par rapport à ses fonctions ?

C.S. : Oh non, pas depuis le début, j'ai mis très longtemps à comprendre certaines choses simples, que d'autres intuitent de suite... Il faut s'expliquer sur la notion de fonction, que j'emploie toujours : la fonction de la musique populaire, pour moi, c'est de construire une communauté -éphémère, le temps d'une intervention, ou plus stable- une communauté de sujets, c'est à dire de personnes qui participent au plus haut et au plus profond à une úuvre commune. Pas seulement en reprenant le refrain, en dansant, en tapant des mains. En úuvrant pour l'úuvre commune tout le temps, partout, sous la douche, dans le train, en inventant des mélodies, des manières nouvelles de jouer un instrument, en improvisant des paroles quand ils en ont besoin dans la vie... Pour cela il faut des codes musicaux et lyriques communs, structures, mesures, mélodies, harmonies, en évolution permanente mais sur la base d'un tronc commun... Cette fonction première, générique, en recoupe d'autres : la musique sert à plein de choses, s'amuser, éduquer le corps et l'esprit, rencontrer des gens, les solidariser, etc. Et cela se fait dans toutes sortes de circonstances, pas seulement le concert et le disque...

La rue par exemple...

C.S. : Oui, la rue, le bus, le métro, la manche, l'anniversaire de la voisine, un départ à la retraite, une grève... Et ce qu'il faut remarquer c'est que les transformations de la musique, dans le folklore, sont essentiellement dues à des adaptations à des fonctions/circonstances nouvelles, pas du tout à une volonté esthétique... Je dirais l'esthétique est ce qui nomme, décrit, l'incarnation des nécessités fonctionnelles...

Itinéraire.

Comment en es-tu arrivé à cette réflexion ? Par la théorie, la pratique, l'intuition ? Tu as commencé par le folk...

C.S. : Pas de folk. Une recherche du blues, d'un folklore, d'une musique communautaire m'a ancré à travailler au Conservatoire occitan, de 1977 à 1984, où j'ai appris l'occitan par le chant avec Renat Jurie, où j'ai appris à assurer des bals musetto-typico-folklos avec Claude Roméro, ou j'ai entrepris un mémoire de 3ème cycle d'ethnomusicologie à l'école des Haute Etudes avec Xavier Vidal. En fait, depuis mon retour des USA en 72, je n'écoutais plus que des musiques folkloriques du monde et là j'en écoutais encore plus, à la recherche d'éléments pour mon blues...

Le folk ne te plaisait pas ?

C.S. : Non, comme l'a prouvé notre disque Riga-Raga en 79. Mais je me disais qu'il y avait peut-être un blues derrière. J'ai appris à jouer l'accordéon diatonique, joie de faire danser, mais ça ne suffisait pas, j'ai essayé d'autres instruments, mais sans persévérance parce que je me suis dit il faut trouver le style de musique avant de choisir les instruments. Puis après ça a été le mythe du répertoire, le collectage un peu et surtout la recherche livresque, en quête mystique de l'antique authentique. En fait ce n'est que quand j'ai compris que la musique c'était d'abord des fonctions que j'ai pu trouver le répertoire et les instruments...

D'où te venais ce désir de chercher toujours plus loin ?

C.S. : Une parano personnelle, je suppose. Mon enfance dans une cité ouvrière, avec la solidarité et la vie dans la rue, et mes lectures américaines. A 15 ans, on jouait de la guitare, mes copains voulaient devenir rock-stars et moi je rêvais d'être un vieux bluesman sur son perron qui chante avec la famille élargie, j'ai écrit tout ça (2)... Quand j'ai repris la musique, j'avais toutes sortes d'idées en tête, je voulais, avec ma musique, plaire aux jeunes de mon quartier et aux vieux de la campagne, à mes grands-parents et à mes copains de bar, pouvoir jouer aussi bien dans la rue que sur scène, allier la force du rock et la douceur des mélopées orientales, ne pas passer pour exotique ni régionaliste, chanter en occitan, ça en faisait, des contraintes... Alors je me suis intéressé aux musiques du monde entier, pour y chercher ce qui pouvait tout résoudre... Alors voilà, grâce aux Berbères, aux Italiens du Sud, aux Bauls du Bengale j'ai choisi, après plein d'essais et d'erreurs, d'isoler le tambourin et la voix, pendant que comptines d'énumérations languedociennes et chansons alternées de Troubadours me donnaient un début de forme. L'année d'après, en 83, un copain brésilien me laisse une K-7 et j'y découvre, outre le forro et les improvisateurs à la viola, les emboladores en tambourin. Même instrument, même style, langue similaire, mais, là, une forme élaborée... Je m'en suis emparé puis je suis allé les voir fin 84, j'ai ramené plein de disques, j'y suis retourné en 85 avec un groupe folklorique que j'avais monté avec Loddo, le seul qui pendant quelques temps a bien voulu me suivre dans mes délires, puis après j'ai rencontré Ange B. et Massilia et tout s'est précipité...

Quel était ton plan ?

C.S. : Mon plan... ? Oh je savais depuis le début que j'étais sur une bonne voie, surtout quand ça m'a été confirmé par la découverte des emboladores, et le bon choix que j'ai fait de reprendre leur style m'a été confirmé plus tard, quand le rap est arrivé... Mais moi je voulais rester un musicien d'occasion, de petites scènes et de rue, élaborant un répertoire que des jeunes iraient chanter avec des tambourins électriques... et puis j'ai découvert que tout ça était inventé par ailleurs, et que les jeunes n'avaient pas besoin de moi...

C'est Ange B. et Massilia qui t'ont poussé à faire un disque... ?

C.S. : Oh ! je n'étais pas contre, mais je trouvais ça trop tôt, puis Massilia nous a désigné à son public comme leurs ancêtres acoustiques, Ange B. faisait du beat box sur les morceaux, on a été entraîné...

Tu as commencé à faire des chansons quand ?

C.S. : Au début, je reprenais des paroles du folklore en occitan, c'était le style musical qui m'intéressait, les paroles je m'en foutais un peu... j'ai commencé par le Babau, j'étais le musicien d'un conteur, Padèna, tout en occitan, lui m'a fait connaître la campagne, de 82à 88, c'est là que j'ai essayé mon premier répertoire, le Babau, las molas, Sirvens sui, le style musical ils n'y faisaient pas attention, c'était surtout les paroles qui leur plaisaient, et moi j'utilisais des paroles pour faire passer le style... Après j'ai écris des trucs en occitan pour le disque de 86, pour lequel j'ai aussi commencé à composer des musiques dans le genre. J'ai écris un premier truc en français en 87, l'ébauche de ce qui deviendra Com' on every Baudis, mais c'est surtout quand j'ai vu Massilia devant un public de jeunes que j'ai compris qu'il me fallait faire des trucs français. Pour leur dire et faire savoir ce que fait la musique...

Qu'est-ce que tu veux dire par là ?

C.S. : Choisir une musique, un genre, c'est choisir un rapport au monde, une posture, une image de soi. Qui va avec une attitude, des propos. La musique, ce n'est pas une forme dont les paroles seraient le contenu. Les paroles, dans mes chansons, essayent, malhabilement, de dire ce que fait la musique, c'est la musique qui m'oriente, ce n'est pas en composant ou en chantant des trucs du folklore que je trouve des paroles, avec mon esprit à moi bien sûr, c'est à dire le même qui m'a fait choisir ce genre de musique... Tu sais, quand on chante en Hongrie, en Italie, ou en Allemagne, les gens ne comprennent rien aux paroles, c'est le style musical (3) qui leur plaît, et qui leur fait deviner ce qu'on dit...

Ton rapport avec le trad ?

C.S. : Moi j'aime le folklore, et tous les folklores musicaux du monde. Les revival, le folk, pas toujours, parce que généralement c'est un esthétisme qui prime, et non pas les fonctions, le fest-noz, ça me plaît...

En fait je pense que beaucoup de musiciens "trads" ont tous pour faire un tabac auprès de la jeunesse ; et ils le font en certains endroits, mais je veux dire une réussite auprès du grand public...

Mais tu n'es pas d'accord avec la politique de trad, l'enseignement ?

C.S. : Mieux vaut que je n'en parle pas, je me ferais trop d'ennemis, déjà que je vais en avoir un paquet...

Le rapport au politique ? A une certaine époque on reprochait aux musiciens "trads" de ne pas chanter l'actualité...

C.S. : Il y a deux problèmes distincts. D'abord le fait que la musique est un message en soi, sans parole. Elle ne dit pas, mais elle fait. De la politique. Du civique. De l'éthique. Jouer de la vielle en pleine mode du rock, c'est en soi un acte de politique culturelle très signifiant. Qui peut être ambigu : à la fois résistance à une pression uniformisante, à un impératif de modernité, refus de la coupure entre les générations, mais parfois aussi nostalgie d'un mythe de l'âge d'or préindustriel, on a pu lire ça sur les pochettes des disques folk... Le politique, il ne faut pas aller le chercher dans les paroles des chansons et les grandes déclarations humanitaires à la presse, c'est là qu'il est le moins. Le politique est partout : dans le style de musique choisi, dans le rapport des musiciens au public, aux organisateurs, aux institutions, au syndicat, à leur quartier ou leur village, c'est là qu'on doit le juger... Ceci dit, c'est vrai qu'il serait bien que plus de musiciens "trads" se mettent à écrire... y a des paroliers de chansons françaises au chômage ils pourraient les employer... mais il faut faire la distinction entre chanson et musique chantée, le rap, le ragga, le folklore c'est de la musique chantée, pas de la chanson, faudrait développer ça... une autre fois, je crois qu'il va y avoir 100 pages à ton article...

Ton inscription dans la vie du quartier Arnaud Bernard est indissociable de ta musique...

C.S. : Deux travaux différents, autonomes, mais que j'ai tout fait pour relier, pour qu'ils s'entrefécondent... Si tu veux relancer une musique de rue, faut que ton quartier soit prêt à l'accepter, si tu veux que ton quartier bouge, il lui faut des musiciens qui le chantent et bougent le quartier avec la musique...

D'où les chansons de circonstance, pour les repas de quartier, la bonne année, l'anniversaire, le Forum des Langues...

C.S. : Oui, dans ces circonstances je suis au four et au moulin, inventant des fonctions et la musique qui va avec, mais ce qui me plaît, c'est que j'ai réussi à devenir ce que je voulais : un griot qu'on vient chercher pour faire une chanson pour un départ à la retraite, le mariage d'un copain, une occupation d'usine ou de péage d'autoroute, un musicien folklorique, quoi, certes mauvais, comparé à tous les bons qui pullulent dans le folk, le jazz et ailleurs, mais quand même... maintenant que j'ai la fonction je vais pouvoir essayer de m'améliorer...

Tu travailles pour d'autres groupes ?

C.S. : Oui, récemment j'ai travaillé au répertoire d'un groupe de filles, les Footeuses de Oai, quinze ans que j'attendais et que j'essayais de convaincre un groupe de jouer du forrò nordestin, voilà elles le font et ça fait danser tout le monde, aussi bien les amateurs de musette et de folk que les raggamuffins...

 

On n'a pas parlé des Fabulous, du dernier disque, des tournées...

C.S. : On s'en fout !

Ce n'est pas de la démagogie, ça ?

C.S. : Non, on s'en fout, ce n'était pas l'objet...

Le plaisir d'avoir des milliers de spectateurs, de jeunes fans...

C.S. : Tu te fous de moi ?... C'est agréable de jouer devant plein de gens, bien sûr, mais quand tu te donnes à fond, quand tu prends des risques... moi j'aime bien la scène mais je préfère quand même la rue, aux Puces, dans le bus, le métro, ou dans un bar ou sur une place, pour le public...

Tu as monté un groupe d'intervention...

C.S. : Oui, d'improvisation systématique, un groupe qui ne joue que là où on ne l'attend pas... on commence juste...

Qu'est-ce que tu écoutes ?

C.S. : J'entends beaucoup de trucs avec mes filles, la radio, les clips télé, mais je n'écoute qu'une seul sorte de musique, en fait je n'aime vraiment que la musique des peuples, qui peut être celle de créateurs, mais de ceux qui créent dans, par et pour un peuple...

On pourrait te taxer de populisme, et d'identitarisme...

C. S. : Après ce que j'ai dit du folklore et de l'identité, ça serait de la mauvaise foi... mais je suis prêt à écouter toutes les critiques, ça me fera progresser...

(1) Alors chargé de mission à la Direction de la Musique.

(2) Vive L'Américke, Publisud, Paris 1988.

(3) A propos du style : voir C. Sicre et X.Vidal, La musique de tradition populaire face au rock, au free-jazz, au folk, à la musique savante : styles et fonctions. IEO, Toulouse, 1986.

 

 

Discographie.

Riga-raga, Musica Nòstra, Revolum, Toulouse, 1979.

Per tener cap, Riga-Raga et La Talvera, Revolum, Toulouse, 1981.

Quand Lo Jaç est là ! Lo Jaç, VVAP-Revolum-Ventadorn, Toulouse, 1983.

Tolosa Tango, Hommage à Carlos Gardel, Revolum, Toulouse, 1984.

Carnaval Tolosa, IEO, Toulouse, 1984.

Brasil à Tolosa, Nazaré Pereira (disque du carnaval 1985), COCU-Revolum, Toulouse, 1985.

Forra Borra, Elastoc (Bal occitano-brésilien) et l'Envolada.

Cants, musicas e danças del Lenguedoc-naut,IEO, Toulouse 1986

Duo Loddo-Sicre, Batèstas e Cantarias. Blues paysans, duels d'improvisation, jeux poétiques primitifs et chants électroniques du Sud langudocien, Lo Revelh d'OC, Toulouse, 1986.

Fabulous Trobadors :

Era pas de faire, Roker Promocion / Bondage, 1992.

Pas de ci, La rate, Roker promocion / Bondage, 1993.

Ma ville est le plus beau park, Mercury, 1995.

On the Linha Imaginòt, Mercury, 1998.

 

Bibliographie :

Sur la musique :

Jouer à la musique en passant, Recueil d'article sur la musique de tradition populaire, Conservatoire Occitan, Toulouse, 1982.

En collaboration avec Xavier Vidal :

Les danses dans la tradition populaire du Lauragais, Conservatoire Occitan, Toulouse, 1963.

Les instruments de musique dans la tradition populaire des pays d'Oc, EHESS, Paris-Toulouse, 1983.

La musique de tradition populaire face au rock, au free-jazz, au folk, à al musique savante : Styles et fonctions. IEO-Privat, Toulouse, 1986.

Présent et avenir de la musique de tradition populaire, IEO, Toulouse, 1986.

Romans, nouvelles, essais, divers :

Doux et humble de coeur, Roman en collaboration avec B. Benassar, Cepadues, Toulouse, 1979.

Identité et civilité, 42 thèses sur le jeu de l'Occitanie, IEO, Toulouse, 1984.

Carnaval à Toulouse, Loubatières, Toulouse, 1984.

Tolosa Tango, (bande dessinée), IEO, Toukouse, 1984.

Tolosa Carnaval, 'bande dessinée), COCU, Toulouse, 1985.

Un adieu à la chair, Nouvelle, Préface de Jorge Amado, IEO, Toulouse, 1985.

De Toulouse, 50 ou 60 km à peu près... Nouvelle, IEO, Toulouse.

Vive l'AméricKe, Publisud-Paris, 1988.

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